L'homomme.

( La pièce est aménagée dans un comble. Deux vasistas l’inondent d’une lumière bienfaisante. L’un de ces vasistas, entrouvert, laisse entrer les bruits du dehors, ceux d’un dimanche de banlieue ordinaire : piaillements d’oiseaux, bruissements de feuilles, chuintements discrets des drones.

Il apparaît derrière la porte vitrée, venant du dehors. Il patiente devant la porte, en dansant très légèrement sur les talons, comme s’il attendait qu’on l’invite à entrer. Enfin un rictus de soulagement mêlée à une bizarre excitation se lit sur son visage. La démarche hâtive, il entre.

Il s’immobilise au centre de la pièce en haletant, puis brusquement retourne sur ses pas pour fermer la porte. Il revient au centre de la pièce, s’immobilise à nouveau, sourit, halète un peu. Son visage se fige brutalement. Il essaie de réfréner sa joie. Puis s’assombrit, se voûte, sa posture évoquant un mélange de honte servile et d’orgueil blessé.

Il ôte sa veste, la pend au dossier de la chaise, tire la chaise, s’assoit. Sur le bureau, un coffret fermé par un cadenas simple. Sur le bureau encore, un imposant livre de comptes. Le livre est fermé par un cadenas lui aussi. Il fait mine de l’ouvrir mais se ravise, en clignant fort des deux paupières, comme s’il réagissait à une cuisante douleur. Il regarde fixement devant lui durant de longues secondes.

Puis, très vite, il se lève, pousse la chaise dans sa position initiale, contre le bureau, se dirige vers le matelas posé à même le sol, s’y couche les bras tendus le long du corps et les yeux rivés au plafond. Sans trêve il se relève tout aussi rapidement, se précipite vers sa chaise, la tire et se rassoit en regardant fixement devant lui. Puis derechef se lève, repousse la chaise et va se coucher sur le matelas avant de regagner la chaise et le bureau. Une troisième fois à l’identique. Lorsqu’il revient au bureau, son visage affiche un air d’abord anxieux, et après une seconde, satisfait. On entend le cliquetis sec d’un cadenas qui se déverrouille. Il ouvre le coffret pour en sortir un biscuit, qu’il mange avec délectation. Son biscuit terminé, de nouveau retentit le cliquetis du cadenas qui se verrouille.

Il reste assis à son bureau, le regard fixé devant lui. La pièce s’embrase puis plonge peu à peu dans l’obscurité.

Il est assoupi lorsqu’une lampe de chevet s’allume au bord du lit, sur une table de chevet. Il ouvre des yeux effarés. La seconde de stupeur passée, il se lève, se dirige vers le lit, défait la couverture, s’assoit sur le lit en tirant la couverture. Il s’empare du seul livre posé sur la table de chevet : Monde Monde Monde, de Joured Yang. Il l’ouvre à une page marquée, se met à lire silencieusement.

Nouveau cliquetis de cadenas. Avec une hâte un peu confuse, il referme le livre, le jette sur la table de chevet, se précipite vers le bureau, s’assoit. La lampe de chevet s’éteint, une lampe de bureau s’allume qui ne s’y trouvait pas tout à l’heure. Il tente d’ouvrir le livre mais esquisse à nouveau une grimace de douleur agacée. Il se relève et revient vers la table de chevet, replace Monde Monde Monde de Joured Yang à sa place. Il peut enfin revenir au bureau et ouvrir le gros livre de comptes, qu’il se met à remplir tout en tapant frénétiquement sur les touches d’une machine à calculer qui n’était pas plus présente sur le bureau que la lampe ne l’était.

Au bout d’un temps indéterminé, il met fin à son activité, l’air content autant qu’épuisé. Le livre est refermé. Cliquetis du cadenas. Il va se coucher.

Rêve. Un marché brouhaha. Dans le tumulte général, où se mêlent bips, ordres d’achat et de vente, discours de dictateurs hachés, gémissements de sexe en langue de Babel, il se tient debout devant un étal simple constitué d’une table soutenue par deux tréteaux. Sur l’étal sont alignées des pailles, ainsi que deux verres, l’un vide, l’autre plein d’un liquide jaunâtre. Un homme à l’air usé se tient derrière l’étal. Les deux hommes se regardent. Le vendeur s’empare du verre plein ainsi que d’une des pailles alignées, et s’applique avec une grande adresse à faire couler le liquide dans le verre vide. Le liquide coule avec une extrême lenteur. L’autre est stupéfait. Le vendeur semble profiter de cette stupeur pour attirer son attention sur un écriteau où il est écrit : « L’inverse d’une paille pour 3 ghs seulement ».

Sans transition, il est assis à une table à manger de facture banale, dressée pour le souper. Le regard d’une femme non moins banale ainsi que les quatre yeux d’enfants peu banals sont rivés sur ce qu’il est en train de faire. Ce qu’il est en train de faire consiste verser le contenu d’un verre plein d’un liquide jaunâtre dans une paille dont l’extrémité plonge dans un autre verre, vide quant à lui. Le liquide coule très vite, la totalité sauf une goutte finissant sur la nappe immaculée tandis que la goutte restante s’écrase au fond du verre vide. Tous sont stupéfaits voire déçus, voire encore agacés voire même furieux.

Après, un nouvel étal devant une maison de banlieue. Il ne pleut pas forcément. Il est assis derrière l’étal. Sur l’étal, quelques jouets intolérablement petits, et une série de pailles alignées de manière géométrique. Son regard est fixé sur les pailles, mais sans y adhérer tout à fait. Devant l’étal se tient un homme. Cet homme regarde les pailles. Puis il porte son regard sur sa gauche, un stand presque identique, derrière lequel se tient un homme de style voisin, devant une maison identique. Sur cet autre étal, une même série de pailles. Le regard de l’homme revient vers les pailles alignées devant lui. L’homme l’interroge d’un regard neutre. Il ne répond pas, son regard à lui reste fixé sur les pailles, sans y adhérer tout à fait.

Il ouvre les yeux sur le noir. Une lueur blafarde emplit la pièce. Il repousse la couverture, se lève, tousse, puis ouvre la porte, sort, la referme sur lui. L’aube est claire ou vaseuse, on entend le grondement sourd de milliards de machines silencieuses. Il se dirige vers un terrain vague bordé de grillage, entre par un large trou pratiqué dans le grillage. Il fait quelques étirements très gauches, faits de mouvements saccadés, bizarrement ordonnés, enchaînement peut-être conventionnel d’un tai-chi parkinsonien. Puis il s’immobilise, retient sa respiration autant qu’il lui est possible, et au moment même où il se remet spectaculairement à respirer, commence à trottiner vers un mur. Arrivé à hauteur du mur :

L’HOMOMME : Ache. (un temps) Ach. (un temps) Achte. (un temps) Achte. Ça a planté les uns zéros. Les Huns. Les Zéros. (un temps) Heil ! (il butte sur du vide) Petdtêt. (butte encore sur le vide, s’impatiente)Prurit brut. Lent Bilan. Un Zéro. Zéro Zéro. Petdtêt Un ! (il ravale d’autres mots en gémissant) Oui mémé, oui maître. Aïe !Comprenne cul pourri. Heil ! Advienne que Bien Phû. Hèlpe ! Allahde ! (se reprend) Scusez, scu. (ravale tout).

Avec une mine d’affreuse douleur, il se retourne et marche d’un pas rapide vers le trou pratiqué dans le grillage. Arrivé devant le trou, une forme s’y glisse pour entrer sur le terrain vague. Ils n’échangent même pas un regard. Il revient dans la rue, son pas est marqué, anxieux, hâtif. Arrivé devant la porte, on entend un cliquetis. Il entre, et la porte se referme. )

FIN.

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 21:51 par tcrxt

J'ai vraiment cru que cette parenthèse ne se refermerait jamais.

2. Le dimanche 17 mai 2015, 22:48 par Mémère Gramm

Et pourtant, c'était son seul but.

3. Le lundi 1 juin 2015, 12:54 par Lectör

What a story indeed,
I'm searching for the rare book of Joured Yang, do you know where I can find it?

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