En travail.
Par nom de pays le jeudi 21 juillet 2011, 14:05 - trou - Lien permanent
Quant à moi, j'ai finalement pris du travail et j'en suis bien aise. Comme
beaucoup de gens ici je crois ;) je ne suis jamais aussi heureux qu'en
travail : là, le sentiment de la vie me vient enfin, je me sens en vie,
j'ai la sensation d'être dans la vie, la vraie vie (ces expressions paraîtront
peut-être maladroites ou naïves, mais je ne suis ni poète ni philosophe, et
j'ai la prétention de penser qu'elles parleront à la plupart !), je suis
moi-même, le vrai moi, je suis sur mon quant à moi, je n'ai plus besoin de
tricher, de faire semblant de m'amuser ou d'écouter les autres parler,
d'emprunter les mots galvaudés de l'amour et de l'amitié, de sans cesse avoir
l'air rayonnant ou décontracté, de sans cesse devoir justifier chaque moment
vécu, chaque sordide après-midi ou chaque ennuyeuse soirée par une phrase du
type "quel bon moment nous avons passé !" ou encore "ah, que c'est bon de faire
de bonnes vacances". Quel dommage que ces périodes de travail soient si rares,
si dispersées entre les longues semaines de vacances, sans compter les jours
fériés et les RTT qu'on nous force toujours à rattraper ! Enfin, beaucoup
d'autres sont plus à plaindre que moi : je prends mon travail dans le
privé, dans un domaine et à un échelon assez stressant et exigeant pour ne
jamais me laisser moisir trop longtemps dans le temps libre ; on m'y donne
la liberté de prendre autant de travail qu'il me plaît. Autant ne pas vous le
cacher, je ne me prive pas ! Que celui qui a la chance de se trouver dans
la même situation privilégiée me jette la première pierre. Heureusement, nous
sommes nombreux à jouir de cette position.
Me voilà donc en travail depuis lundi. Vous m'auriez aperçu dimanche soir, dans
l'excitation des préparatifs, vérifiant cent fois le contenu de ma serviette,
compulsant mon agenda les mains tremblantes, me précipitant à droite, à gauche,
de la cave jusqu'au grenier, afin de rassembler les objets indispensables et
les petits détails non moins importants -de ceux que l'on a cent fois oubliés
les travaux précédents, en jurant le travail dernier qu'on ne nous y prendrait
plus ! Il faut avouer que cette agitation superflue de dernière minute
peut paraître ridicule et bien puérile. Mais enfin, ce n'est pas tous les jours
le travail ! On relâche toute la pression accumulée au long d'un
interminable weekend. Et puis, la joie des préparatifs nous relie à un morceau
encore vivant en nous de notre enfance, manifestant le fait que nous ne sommes
pas encore tout à fait morts : rappelez-vous la trépignement des veilles
de rentrée, l'insupportable attente des dimanches soirs ! Cela me rappelle
aussi la veille de ma première prise de poste aux Usines, alors que j'avais à
peine quatorze ans (en deçà de l'âge légal, car le chef du personnel,
favorablement étonné par mon enthousiasme, avait accepté de me faire rentrer en
douce) : encore bouleversé par la mort toute récente de mon père le matin
même, j'étais le seul de la famille qui n'avait pas encore eu la chance de
travailler, ma mère croyant devoir réserver le petit dernier pour les études
-ne riez pas : une telle espérance était monnaie courante à l'époque,
quoiqu'elle nous paraisse aujourd'hui bien ridicule. Malgré toute l'affliction
qui me pesait sur le cœur, je remerciais silencieusement mon père de m'offrir
ce dernier cadeau, lui qui, assembleur dans la même Usine, s'était laissé
contraindre par les médecins de l'hôpital à prendre un ultime congé. J'ai la
certitude qu'il aurait cent fois voulu mourir à l'Usine, et non dans le ventre
mou d'un de ces longs jours de vacances, si inconcevablement tristes .
Ah ! rien que de revivre ces heures en pensée, mes mains deviennent moites
et quelque chose de dur, mélange de tristesse et de joie explosive, se noue
dans l'estomac.
J'ai parcouru bien du chemin depuis ce jour, et réalisé certaines des ambitions
qui animaient déjà le jeune loup que j'étais. Contrairement à ce que l'on
pourrait redouter, le poste de Chef de ligne conditionnement ne m'a pas obligé
à fournir plus de vacances. Les rythmes étaient encore plus élevés, et la
responsabilité de n'importe quel pépin sur la ligne de production reposait sur
mes frêles épaules. Et que dire, alors, de celui qui est le mien depuis dix
années maintenant, grâce au travail que je me suis octroyé autant qu'à la
générosité des Usines : celui de Directeur ! Les responsabilités à
endosser vont ici de pair avec le confort d'une vie où l'on se paye grassement
en travail, où l'on peut pleinement s'épanouir dans le travail incessant et les
nécessaires brimades, données ou reçues. Les congés payés ont été le prix à
payer d'une telle ambition, car au bas de l'échelle, l'action conjointe du Code
du travail et des syndicats nous oblige souvent à y moisir quelques jours par
an. Mais voilà la récompense d'un tel sacrifice, et qui n'est pas des
moindres : pouvoir jouir du travail, disposer des moyens qui me permettent
de mener à bien cette jouissance, et, surtout, d'en faire profiter ceux qui
m'entourent, ceux je méprise et qui me haissent en retour. De nature humble -je
ne renierais pour rien au monde le milieu d'où je suis issu-, je n'ai pas
changé mes habitudes d'une époque à l'autre : je sers à ma femme la même
morgue silencieuse que jadis tout au long du dîner, je me prélasse devant les
mêmes programmes télévisés de la une, j'invoque toujours la même fatigue pour
repousser l'éventualité des ébats charnels avec mon épouse, toujours aussi
lubrique qu'aux premiers jours, et mes enfants, qui ont quitté la maison
aujourd'hui, ne me supportent pas plus que dans la fougue de leur adolescence.
Eux aussi se disent heureux en travail : peut-être le souvenir de leur
père n'y est-il pas tout à fait étranger.
Ah... je me laisse aller aux confessions, et laisse filer le travail qu'il me
reste. L'ombre des vacances vient peser sur ma joie simple de goûter le
présent, assis au bureau, et d'écouter les pas de la secrétaire sur la moquette
ou les haussements de voix du Directeur des Ressources Humaines. En route pour
quelque rendez-vous, j'ouvre toutes les fenêtres de la voiture pour sentir
l'odeur de pétrole et le brouhaha si caractéristiques du périphérique. J'essaie
de ne pas laisser assombrir cette période bénie de travail par la perspective
déprimante des vacances à venir. Un conseil à tous ceux, et ils sont nombreux,
car c'est la période, qui ont la chance d'être en travail, ou qui s'apprêtent
seulement à partir en travail : profitez bien des quelques mois de ce
temps précieux, qui passe en nous sans douleur, et, afin de rendre moins
pénible la perspective de sa fin , évitez de penser au stress des vacances, à
l'horreur du silence et du farniente, au soleil qui ne laisse aucun répit, à la
digestion lente et douloureuse des saucisses, du taboulé noyé de pastis, aux
jeux ineptes les pieds dans l'eau, aux incessantes demandes des enfants, aux
balades nauséeuses en bateau ou dans de muettes et ternes forêts, ainsi qu'aux
coups de soleil qui donnent le cancer !
Commentaires
Ah ah, le taboulé noyé de pastis !
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Dans Monde, c'est Travail.
Joie au Travail.
Aliénation.