Portraits en sincérité?
Par Pier-Henriche le mercredi 18 mars 2015, 11:38 - Lien permanent
Contexte : photographies contractuelles réalisées par le jury d'un Titre Professionnel de Tailleur de Pierre, délivré par le Ministère du Travail.
Commentaire : La réalité vraie des personnes serait rendue visible par le contexte. Portrait sous contrainte : on est rarement photographié, sans nécessité esthétique ni amicale, mais avec la rigueur d'un portrait. Quelle attitude adopter face à un jury intimidant, sinon celle la plus authentique? On est débordé par sa propre personne. Mains dans les poches, pendantes, devant, derrière? Les mains se placent naturellement, par réflexe. Le regard va ou il doit aller. On a pas le temps de poser, ou pas le temps de penser comment poser.
"La photo-portrait est un champ clos de forces. Quatres imaginaires s'y croisent, s'y affrontent, s'y déforment. Devant l'objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu'on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. Autrement dit, action bizarre : je ne cesse de m'imiter, et c'est pour cela que chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis immanquablement frôlé par une sensation d'inauthenticité, parfois d'imposture."*1
Ici, celui que je me crois et celui que je voudrais qu'on me croie sont là ; le sentiment d'imposture également ("quelle bizarrerie que cette photo? je n'ai pas envie d'être là, devant mon ouvrage, c'est grotesque.") ; par contre, il n'y a pas ici de croyance du photographe, ni d'exhibition de l'art du photographe. Car il n'y a pas de photographe. Il y a un opérateur, une consigne, un contrat, mais aucun photographe. L'opérateur interchangeable, maladroit, qui déclenche l'appareil n'a aucun "avis" sur la photographie réalisée, il n'y croit pas, il juge lui même cette procédure grotesque. La photo est mal cadrée, floue, cela n'a pas d'importance. Elle prouve le rapport entre l'artisan et son ouvrage. C'est une preuve indiscutable. Le sujet de la photo est : un homme, un caillou, une maçonnerie. L'expression, la pose, l’esthétique n'ont aucun intérêt. On devrait poser comme un robot, pour un simple document, comme une photo d'identité, sans expression, sans affect. Mais le sujet photographié déborde, il doit se positionner devant l'objectif, devant le miroir, il doit le regarder ou l'éviter ; il est comme obligé de se positionner en tant qu'individu-homme, obliger de témoigner de son existence vivante, de son humanité. Il est obligé de jouer le jeu du portrait. La neutralité est impossible.
Cas étrange d'une photographie sans photographe. Le sujet photographié est seul face à lui même.
Une vérité des individus surgirait : untel donnera une impression d'arrogance, untel donnera l'air sûr de lui, untel donnera l'air timidité, untel donnera l'air de douceur, untel donnera l'air gauche, untel donnera l'air dilettante, untel sera surpris, car il est d'un naturel surpris, untel sera confus, car il est d'un naturel confus. Mais est-il réellement, définitivement, doux arrogant sûr de lui timide surpris confus? On peut y croire, mais la vérité de la photo ne pourra pas jamais définir définitivement la vérité elle-même. La photographie laisse perplexe, songeur. La réalité de l'individu reste mystérieuse, malgré l'apport de la photo. La personnalité est impénétrable. "... car ce que la société fait de ma photo, ce qu'elle y lit, je ne le sais pas (de toute façon, il y a tant de lectures d'un même visage) ; mais lorsque je me découvre sur le produit de cette opération, ce que je vois, c'est que je suis devenu Tout-Image, c'est à dire la Mort en personne ; les autres -L'Autre- me déproprient de moi-même, ils font de moi, avec férocité, un objet, ils me tiennent à merci, à disposition, rangé dans un fichier, préparé pour tous les trucages subtils."*2
L'enjeu de prouver que la personne photographiée est celle qui a réalisé l'ouvrage de l'examen, qui sous peu va être scruté, critiqué, noté, attaqué par le jury et défendu par l'impétrant tailleur de pierre, cet enjeu, de manière surprenante et inédite, est dépassé par la révélation photographique, la vérité d'un portrait authentique, donnant le cliché possible d'une personne dans un contexte particulier, éventuellement une piste sur la personnalité du sujet, mais qui n'est rien d'autre qu'un portrait authentique qui pourra être contrarié par d'autres portraits authentiques, plus vrais, moins vrais. La photographie reste un objet de commentaire, d’exégèse, comme on soutien avec toute la certitude du monde qu’un enfant est le PORTRAIT craché de sa mère OU de son père.
- 1 : Roland Barthes, La chambre claire, pages 29, 30
- 2 : idem, page 31
Commentaires
Ah, voilà, le mot qu’il faut employer est là : « impétrant ».
C’est l’occasion ou jamais de l’employer, et puis n’est-ce pas de cela qu’il s’agit, avant tout ? L’identité du photographié est, si je ne me trompe, floue à ce moment : est-il un impétrant, ou est-il un impétrant éconduit ?
C’est bien de mutation qu’il s’agit là, de photographie peut-être même performative : ceux qui ont obtenu le diplôme verront leur photo accrochée quelque part, en recevront une impression délicate, les autres ne sauront même pas si elle a été archivée comme jpeg, png, bitmap ou autre.
Bien vu,
pas pensé combien l'"impétrance" était le sujet réel de la photo, et la clef de toute la bizarrerie des attitudes. Untel timide, untel arrogant... FACE au jugement de l'examen.
Bravo.
Réponses :
"L’identité du photographié est, si je ne me trompe, floue à ce moment : est-il un impétrant, ou est-il un impétrant éconduit ?"
Identité floue, exact ; mais tout ne fait que commencer à ce moment. Le candidat et le jury viennent de faire connaissance, il va falloir défendre son travail la minute d'après la photo, et ce qui a été décortiqué préalablement par le jury sans la présence de l'impétrant artisan peut être grâce à lui relu à son avantage. D’où la pression de ce moment. Jeu de dupe. Grande confusion pour l'impétrant. Son sort est il déjà scellé ou a t'il encore prise dessus?
"C’est bien de mutation qu’il s’agit là, de photographie peut-être même performative : ceux qui ont obtenu le diplôme verront leur photo accrochée quelque part, en recevront une impression délicate, les autres ne sauront même pas si elle a été archivée comme jpeg, png, bitmap ou autre."
Les photos ici présentes n'ont même pas été récupérées par les membres du jury ou l'institution faisant passer l'examen. N'ayant pas eu de plainte formulée, la photo devient inutile et oubliée de tous -à part le propriétaire de l'appareil photo...-, dès les résultats de l'examen rendue et l'acceptation du verdict par les impétrants. Pas d'archivage. Par quelque candidat, une évocation sans insistance, et vite oubliée, de faire disparaitre les preuves photographiques inutiles, et, pour tout dire, un peu honteuses. La photo est encombrante pour tout le monde, car elle rappelle une méfiance, et montre la tension. Aucune des personnes concernées par ces images ne souhaite les revoir ! Cas rare. Mais tout le monde oublie très vite le moment, et la trace du moment. La vie continue. Diplôme ou pas, cette photo ne changera pas le cours des choses.
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L'utilité/inutilité de la série de portrait engage réellement à vouloir réaliser tirage et exposition, pour glorifier l'inutile, et célébrer l'absurde administratif, contractuel, comme producteur d'autre-chose, à rendre réellement cette photo "mutative" et "performative".