Du tabac, un bon bouquin, un carnet, une souris et un énorme pot de glace.
Avec ça, on fait beaucoup.
On peut par exemple dire à sa belle-mère que son rôti est dégueulasse,
qu'elle est d'une bêtise aussi abyssale que le décolleté de sa pouffiasse de
fille et que d'ailleurs, le chiard de celle-ci ressemble plus à un petit rat
rose et glabre qu'à la huitième merveille du monde. Une fois la pensée réelle
exprimée :
- sortir fumer une cigarette pour se calmer (substituts envisageables : bière
/ whisky / absinthe / cannabis ─ illégal en France mais êtes-vous certain que
vous ne serez pas à Amsterdam après quelques bouffées ?).
- rentrer chez soi pour exprimer tout le ressentiment excédentaire sur un
carnet (s.e. : papier à lettre / cahier de brouillon).
- bouder en lisant l'excellent livre de Jacques Abeille (s.e. : Roger Zelazny
/ Philip K. Dick / Lewis Carroll / Tolkien).
- recevoir un coup de téléphone annonciateur d'un célibat nouveau mais ne
paniquons pas puisque c'est là qu'intervient l'énorme pot de glace ! (s.e. :
plaquette de chocolat noir à la pâte d'amande / pot de crème de marron /
boisson chaude / tube de lait concentré sucré / tout aliment décadent).
- aller sur internet se trouver un nouveau conjoint / des films pornos / des
lieux d'expression de la frustration.
Tout cela n'a pas l'air très constructif, me direz-vous... L'aspect
apparemment rébarbatif de votre nouvelle vie ─ puisque tout lecteur qui se
respecte est un esclave qui par définition n'a aucune jugeote et exécute tout
ce que le sacro-saint auteur attend de lui ─ l'aspect rébarbatif de votre
nouvelle vie, disais-je, ne doit pas vous arrêter ! Que vous soyez refroidis,
c'est bien normal ; vous le serez si ce n'est pas déjà le cas et c'est
justement l'enseignement prodigieux de sagesse que nous délivrent ces objet de
consommation, de confort, de réconfort. Être froid, vivre au froid, mais être
libre de dire ce que l'on pense : voilà le modus vivendi du
surhomme du jour d'aujourd'hui, i.e. celui qui sait déjouer
le péril de l'hypocrisie.
Cette logique repose sur un double constat : si les progrès de la
technologie ─ et avec elle du marketing ─ ont considérablement humanisé les
objets, les Hommes se sont symétriquement réifiés sous la pression du
politiquement correct et des grandes peurs telles que celle du SIDA ou celle du
chômage. Avec les mots d'ordre «Travaille !» et «Laisse pas traîner ta bite
n'importe où !» ont imprimé en chacun des règles dont le contournement a pour
conséquence une mort lente et douloureuse, qu'elle soit sociale ou physique.
Or, ces impératifs qui relevaient a priori du simple bon sens face à
ces deux menaces réelles ont évolué dans le sens d'un dédoublement symbolique /
réel dont on observe les effets au quotidien : même en situation de stabilité
financière, l'oisiveté suscite la culpabilité et même en cas de certitude quant
à la santé de partenaires sexuels, le mélange des corps est considéré avec
suspicion. A contrario, l'activité, même absurde, rassure et l'Amour
légitime parfois davantage une relation sexuelle non-protégée qu'un bilan de
santé en bonne et due forme ! C'est qu'en pénétrant le monde des symboles, ces
deux craintes ont pris une dimension morale qui déborde complètement les
limites de leur utilité. De la recommandation, on passe alors au commandement
et du risque on passe à la transgression.
La mort étant la sanction annoncée, l'obéissance à cette morale est
largement renforcée ; pire, elle est intégrée par les individus et génère des
réactions simili-instinctives que seuls certains rites sociaux peuvent annuler.
Ainsi les vacances et à plus forte raison la retraite libèrent de la
culpabilité liée à l'oisiveté tandis que le mariage ou ses avatars
post-soixante-huitards ─ le PACS ou plus simplement le fait de se déclarer en
couple (reconnaître plus ou moins publiquement que l'on s'aime et former des
projets communs) ─ abolissent la crainte de la contamination. «Mais que
viennent faire les objets dans tout ça ?», me direz-vous ! A cela, l'auteur
vous répondrait, non sans une certaine impudence, «Mais y a pas l'feu au lac !»
s'il ignorait le respect qu'il vous doit, ô vous qui me faites exister...
L'habitude de la docilité agit comme une tache d'huile et se répand. On a
tôt fait de passer de l'assertion «Parfois, le mal est létal.» à sa
généralisation : «Le mal est par essence létal.». Évidemment, plus on s'éloigne
de la source, plus la peur est diffuse mais c'est l'accoutumance à la docilité
qui retient mon attention ici. Ne trouvez-vous pas, vous aussi, que la
génération Y adopte une attitude quasi-systématique de servilité ? Cette idée ─
oui, c'est forcément une idée puisque je ne me permets pas de ressenti, je suis
l'auteur d'un article aussi long que sérieux, non ? (hein, qu'il est long ?) ─
cette idée, donc, est liée à la peur d'une apocalypse personnelle. Que le mal
soit fait et la mort frappera ! ─ mouahaha ! Or, le but proclamé de cette
morale étant l'acquisition de biens ─ et non du Bien ─, les détracteurs du
temps présent se sont détournés de ses biens en les calomniant, en les rejetant
comme moyens d'évolution personnelle. Et ils ont tort !!!
Les objets ne mentent pas, quand votre ordinateur a foiré, il vous le dit
dans sa langue mais il vous le dit clairement : «Va te faire foutre.». Pas de
langue de bois au royaume des réifiés mais des langues de métal, des langues de
fer pour les béliers, des langues d'or pour les lions et des langues de cuivre
pour les balances ! Il y a toujours un allié invisible dans le sillage des
triomphateurs et l'objet, lui, ne vous trompera jamais ! Quoi de plus fiable
qu'un objet que vous avez acheté, tout entièrement, définitivement et dont la
destruction ne saurait nuire à votre conscience puisqu'il n'a pas d'âme ?
Enfin, pour pourrez être vous-même sans crainte de faillir puisqu'il y a un
objet pour remplacer quelque fonction humaine.
- Mère = brique de lait concentré + agenda électronique + forums +
micro-ondes + Bio Santé Magazine
- Père = guide d'installation du truc en morceaux Ikea + DVDs de coaching
multiples et variés + Figaro magazine
- Conjoint = couverture de sécurité + sex-toy + livre de Marc Lévy
quelconque
- Amis = Facebook + lapin Nabaztag
- Progéniture = n'importe quel MMORPG en mode farming +
aquarium
Peu à peu, cette immersion dans le monde des objets vous inspirera un sens
de la justesse implacable. Alors, je vous vois venir, jeune utopiste fougueux
pétri de bons sentiments, vous vous apprêtiez à m'objecter que ce monde sans
déception et sans manque n'est possible qu'à condition de disposer d'argent en
quantité suffisante. Vous avez tout à fait raison, et je vous félicite
d'utiliser à si bon escient cette machine à produire de la pensée que d'aucuns
appelleront leur Esprit. Deux ajustements doivent être faits pour rendre à
l'auteur ─ MOI ! ─ tout le brio de sa pensée super trop pertinente.
Tout d'abord, il n'est aucunement question de remplacer l'intégralité de
votre milieu social. L'objet ne doit subvenir qu'à des besoins ponctuels, il
doit être la rustine de votre vie sociale, pas son vélocipède. Cette
restriction semble avoir échappé aux geeks, nerds et
hikikomori
plus ou moins
organisés sur lesquels on peut bien constater le désastre sanitaire et
existentiel d'une vie en situation d'isolement total.
Last but not least, une précaution reste à prendre... Toute cette
attitude reposant sur votre potentiel de consommation, il n'est évidemment pas
question de perdre votre source de revenus. Dès lors, inutile de tenter des
applications au boulot, vous allez juste vous tirer une balle dans le pied.
Emmerder la belle-mère, oui, c'est menu fretin ; emmerder le patron, pas
question ! Mais bon, l'un dans l'autre, le travail, on n'y passe que... ah
ouais, merde, on y passe quand même beaucoup de temps... Bon. En fait, si votre
environnement professionnel vous gonfle, surtout, ne pactisez pas avec ! Même
si cela vous semble être le meilleur moyen d'améliorer les choses. Zut, ça peut
effectivement être le moyen d'améliorer les choses. Bon... En fait, prenez sur
vous au travail et reportez la frustration à la maison ET au supermarché.
Vous claquez tout votre fric en moyens de compenser une vie publique aussi
insipide qu'humiliante et le pécule se fait rare pour compenser votre vie
privée de merde ? Arf, c'est bien dommage...
Bon. Je vois que je ne suis pas digne d'être le sacro-saint auteur qui a
toutes les solutions. Ne reste plus pour moi que cette issue : faire le deuil
de mon brio rêvé en m'enfouissant dans la surconsommation de glace au chocolat.
Petit problème : j'ai déjà épuisé mon ratio de glace. Par ailleurs, mon paquet
de tabac est presque vide... Faillite de la pensée et faillite financière...
C'est la loose.